C’est un jour de pluie.
De grosses gouttes battent la surface de l’eau de la rivière. Poisson Chat s’est abrité sous un gros galet. L’eau est trouble, les cailloux prennent des formes menaçantes, des petits poissons apeurés filent dans le courant.
Sous son galet, Poisson Chat se sent en sécurité. Mais une forme immense, longue et plate se profile, jusqu’à lui boucher la vue. Une sorte de poisson monstre, avec un couteau à dents à la place du nez. Jamais il n’a rien vu de si gros ni de si bizarre, dans la petite rivière de son existence. Bien sûr il a très peur et à mesure que la chose s’installe, il recule jusqu’à s’enfouir dans la vase.
Le temps passe et Poisson Chat n’ose sortir de sa cachette : cet animal là le découperait de son long nez terrifiant pour l’avaler ensuite. Pourtant le monstre ne bouge pas, ni ne mange personne.
« Est-ce qu’on va rester encore là longtemps à se friser les moustaches ? » se demande Poisson Chat. « Tout de même il n’a pas l’air bien féroce… » Alors il sort sa grosse tête plate de dessous le caillou et s’adresse au monstre :
– Hum Hum … bonjour ! Je me présente je suis Poisson Chat. Je connais bien la rivière et je ne crois pas t’avoir déjà croisé dans ces eaux…
Le gros poisson remue, son grand nez vient se planter juste devant Poisson Chat, qui fait un bond en arrière.
– Bonjour l’ami, je suis perdu. J’avais envie de remonter la rivière, histoire de naviguer en eau douce, il parait que c’est bon pour mes cartilages… mais il y a si peu d’eau ici que je ne peux plus avancer, ni faire demi-tour. En un mot, je suis coincé : avec mon rostre, il m’est impossible de manœuvrer. J’ai essayé en nage avant, nage arrière, contorsions et salto, rien n’y fait. Je n’ai même plus la force de me nourrir…
– Ça tombe bien, je n’ai pas très envie d’être ton déjeuner, même si je suis toujours prêt à rendre service.
Le grand poisson continue :
– Mon nom est Poisson Scie. C’est ainsi qu’on m’appelle. Je sais que j’impressionne par ma taille et la longueur de mon nez denté ; en vérité je suis plus effrayant que méchant. Ce n’est pas ma faute si je suis né ainsi. Comme je dis, c’est le souci du poisson scie…
– Au moins avec un rostre pareil, on ne doit pas t’embêter trop souvent !
– C’est vrai ! Les petits me craignent et les gros m’évitent…
– Quelle chance !
– Dis-moi Poisson Chat, maintenant que les présentations sont faites, pourrais-tu m’aider à me sortir de là ?
Poisson Chat réfléchit. Il y a peu d’eau et beaucoup de cailloux. Seuls les petits poissons sont à l’aise à cette profondeur. Même lui a parfois du mal à se mouvoir. Comment donc sortir ce géant de là ?
Il a une idée :
– S’il pleut encore, la rivière devrait grossir. Avec plus d’eau, tu pourras nager. Et je connais un endroit vaste et profond plus loin, où tu pourrais te dégourdir et faire demi-tour.
– Bien, alors attendons encore. Et puisque nous sommes là ensemble, parle-moi un peu de la rivière…
Alors Poisson Chat raconte à Poisson Scie l’eau claire et fraîche de sa rivière. Il décrit les branches des arbres et les oiseaux de la forêt, les petites fleurs et les cailloux dans le remous des cascades … La pluie continue de tomber. La rivière grossit, poisson Scie commence à se sentir plus à l’aise.
– Et puisque nous sommes là, dit Poisson Chat, raconte-moi ton océan…
Alors Poisson Scie lui décrit le ciel immense et l’étendue d’eau à perte de vue, les poissons géants et les coraux multicolores, les fonds obscurs, le sable et la danse des algues… Pendant ce temps la pluie tombe encore. Poisson Scie peut enfin bouger.
– Partons, dit-il à Poisson Chat, emmène-moi dans cet endroit où je pourrai nager et faire demi-tour.
Les deux poissons avancent doucement en suivant le fond rocheux de la rivière. Peu à peu, son lit devient plus large et profond. Ils arrivent enfin dans une sorte de grotte. L’eau y est magnifique, transparente, fraîche et calme. Les poissons se dérouillent les nageoires un moment, font la course, s’amusent ensemble puis décident de repartir.
Sur le chemin du retour, Poisson Scie parle encore de l’océan à Poisson Chat.
– C’est immense, tu peux nager sans jamais t’arrêter.
Poisson Chat a du mal à imaginer.
– Je viendrais bien avec toi nager dans l’océan.
– Tu ne pourrais pas. Tu es un poisson d’eau douce. Tu es fait pour la rivière, la vase et les cailloux et moi pour les algues et les fonds sableux de l’océan.
Les voilà revenus à leur point de départ. C’est le moment des adieux.
– Je te remercie, dit Poisson Scie à son nouvel ami. Sans toi je pense que je serai encore coincé entre deux cailloux.
Poisson Chat est un peu triste. Il dit en tremblant des moustaches :
– Au revoir Poisson Scie ! je te souhaite de vite retrouver ton océan, tu me manqueras…
– Au revoir Poisson Chat, je suis heureux de t’avoir connu et d’avoir découvert cette belle rivière qui est ta maison.
Petit poisson se blottit contre grand poisson et ensemble ils nagent jusqu’à ce que le courant se fasse plus fort. Alors Poisson Scie prend de la vitesse et disparait dans un nuage de vase. Poisson Chat rebrousse chemin et retrouve son galet. Il s’y pose, rêvant au voyage de son nouvel ami.
C’est alors qu’autour de lui arrivent une multitude de poissons, de crustacés et petits batraciens.
– Raconte-nous l’océan Poisson Chat, lui demandent-ils ?
– Et bien c’est très grand !
– Grand comment ? Comme la rivière en crue ?
– Beaucoup plus grand ?
– Comme le fleuve ?
– Encore plus grand !
– Plus grand que le fleuve ?
– Oui, plus grand que le plus grand des fleuves ! Et les poissons sont tous bien plus gros que poisson Scie, ajoute Poisson Chat.
– Ce n’est pas possible ! dit un petit crapaud.
– Ce n’est pas parce que tu ne peux pas l’imaginer que ça n’existe pas. Pouvais-tu imaginer un poisson avec un si grand nez ?
– Non…
– Et pourtant…
En disant cela, Poisson Chat sait qu’un jour il partira voir de ses propre yeux le monde de son ami Poisson Scie, parce que c’est sûr, au-delà de la rivière, des choses existent qu’on ne peut même pas imaginer.
