Juliette est assise à sa table d’écolière. Elle fixe le tableau, se tient sagement et écoute la leçon du jour. « Nature et fonction » a noté la maîtresse.
« La nature d’un mot ne change pas, mais la fonction, son rôle dans une phrase, peut changer. Juliette et ses amies est un groupe nominal. Si je dis Juliette et ses amies vont au cinéma, alors le groupe nominal est le sujet. Si en revanche je dis Tom retrouve Juliette et ses amies au cinéma, alors le groupe nominal Juliette et ses amies est devenu un complément d’objet direct. Qui peut me donner un autre exemple ?
– Moi madame !
– Oui Anaïs ?
– Juliette et ses amies vont à la piscine. Là c’est le sujet. J’accompagne Juliette et ses amies, là c’est un complément d’objet direct.
– Bravo Anaïs !
Tom lève la main.
– Mais si Juliette a pas d’amies ?
– Et bien alors Juliette est un nom propre qui devient sujet : Juliette n’a pas d’amies .
– Non mais je veux dire, elle en a pas, des amies …
La maîtresse continue :
– Alors à ce moment-là, le pronom « elle » remplace « Juliette »…
– Tu dis n’importe quoi Tom, dit Anaïs, Juliette a beaucoup d’amies, moi par exemple !
– Oui par exemple, reprend la maîtresse, Anaïs est l’amie de Juliette, et à ce moment-là, que devient « Juliette » ? Juliette, veux-tu me donner la réponse ?
– Je sais pas madame …
Tom insiste.
– Bah dans ce cas Elle a une amie, mais en vrai moi je vous dis qu’elle en a pas. En plus, elle va jamais au cinéma et y a même pas de piscine !
Mattéo lève timidement la main.
– Anaïs est l’amie de Juliette, Juliette est devenue un complément du nom.
– Oui c’est exact, très bien Mattéo, le félicite la maîtresse, le complément du nom « amie ». Donc la nature de Juliette ne change pas, ce qui change c’est sa fonction.
– Oui, reprend Tom, sa nature c’est « fille », et sa fonction c’est « mauvaise élève »…
La maîtresse se fâche.
– Tom, présente tes excuses à Juliette !
On entend frapper à la porte.
– Entrez !
Un beau jeune homme s’avance. Il porte un justaucorps rouge et une cape dorée, il est impeccablement coiffé avec la raie au milieu, ses dents sont d’un blanc étincelant.
– Bonjour, je m’appelle Ronan. Je suis le sauveur de Juliette, c’est ma nature, et aussi son cousin, c’est ma fonction.
Ronan se gratte la tête.
– A moins que ce soit l’inverse… Peu importe, je suis venu chercher Juliette et je l’emmène sur mon cheval Spoutnik qui est garé devant l’école. D’ailleurs je dois me dépêcher, il est sur un dépose-minute.
Il tend la main vers la petite fille :
– Allez viens !
Juliette se lève, traverse la classe devant le regard ébahi de ses camarades, tire la langue à Tom au passage, puis elle prend la main de Ronan et quitte l’école.
Le cheval de son cousin est un cheval ailé, il prend effectivement toute la place sur le parking et les policiers sont en train de le verbaliser. Ronan arrive à temps et demande gentiment aux policiers de ne pas lui donner de contravention car il n’a pas de compte en banque. Les policiers comprennent alors la situation et les laissent partir.
Juliette monte sur Spoutnik et Ronan se place devant elle. Le cheval déploie ses ailes et prend son envol. Ensemble ils passent au-dessus de sa maison, de la forêt, ils croisent quelques avions de ligne, un vol d’oies sauvages et choisissent de se poser dans une jolie clairière.
– Où sommes-nous ? demande Juliette
– Bienvenue chez moi. Nous sommes dans la clairière des licornes. C’est ici que je me repose car habituellement je parcours le monde, au secours des enfants prisonniers des compléments d’objets directs, indirects et des groupes nominaux. Et tu n’imagines pas tous ces enfants qu’il me faut sauver ! D’ailleurs je ne reste que cinq minutes car le petit Timothée est actuellement aux prises avec un terrible complément du nom.
– Ah je comprends… Et que vais-je faire ici ?
– Et bien ce que tu veux.
Juliette réfléchit.
– Je voudrais me faire des amies, beaucoup d’amies… et aller au cinéma et à la piscine avec elles.
– Pas de soucis, j’en parle à la maîtresse des lieux, tu verras elle est adorable.
Arrive alors une dame grande et belle aux longs cheveux blonds, comme Juliette, entourée de petites filles charmantes…
– Je te présente Juliette ma cousine. Nature : fillette. Fonction : amie et future nageuse…
– Bonjour Juliette, dit la femme, je suis Annie. Nature : femme. Fonction : maîtresse de la clairière des Licornes …
Une petite fille s’avance :
– Je suis Sidonie. Nature : fillette. Fonction : amie et …
– Juliette … Juliette …
La maîtresse la secoue doucement.
Juliette est réveillée par les rires de la classe. Elle lève la tête et constate qu’elle s’était endormie.
– Juliette tu n’as pas écouté ce que je viens de dire …
– Euh si, c’est-à-dire …
Elle essaie de se souvenir.
– … la nature de Juliette c’est « fillette » et sa fonction c’est « amie » … dit-elle hésitante.
Toute la classe est hilare.
– Non Juliette, je viens de te demander de me réciter la table de 9.
– Ah … je ne sais pas Madame, euh … c’est mon petit cousin, il avait caché mon cahier de mathématiques dans le panier du chien et du coup, on a mis très longtemps à le retrouver et c’est mon père qui me l’a donné juste avant de partir à l’école.
La maîtresse semble agacée.
– Jeune fille, dit-elle, je ne sais pas ce qu’il se passe chez toi avec tes affaires d’école mais ce qui est sûr, c’est que tu as un incroyable talent pour raconter des histoires. Pour demain, je veux que tu en écrives une pour la classe et tu nous la liras.
– Oui madame.
– Et maintenant essaie de suivre la leçon de calcul.
– Oui madame.
– De toutes façons elle sait même pas compter jusqu’à cinq … dit Tom.
A ce moment Juliette imagine déjà comment le beau cheval de Ronan viendra enlever Tom pendant la récréation pour l’emmener loin, très loin, tout là-haut dans le ciel. Et la fillette réfléchit à la leçon du jour :
Tom disparait de ma vue. Nature de Tom : nom très commun et crapaud visqueux, fonction : sujet idiot. Spoutnik va me débarrasser de Tom. La nature ne change pas mais la fonction oui. Tom, complément d’objet indirect et insignifiant.
