Les fourmis

Julien se tient au-dessus de l’évier de la cuisine et termine de nettoyer son bol. Il rêvasse, l’éponge à la main, quand il aperçoit une fourmi, non deux fourmis… En regardant mieux, elles sont au moins dix à se balader tout autour de l’égouttoir. Julien y dépose le bol mouillé, quelques gouttes tombent et viennent noyer l’une d’entre elles. Il la récupère avec la pointe du couteau à beurre, souffle dessus pour la sécher et la repose non loin des autres.

Papa l’appelle:

– Julien, j’ai besoin que tu viennes m’aider à récupérer Roussette…

– J’arrive !

Roussette est la poule de papa. Julien, lui, préfère Sidonie, qui est blanche et celle de maman c’est Talula, la noire.

Il retrouve son père dans le jardin et à eux deux, ils parviennent à ramener Roussette au poulailler.

Julien retourne à la cuisine. Les fourmis sont encore plus nombreuses. Elles avancent en file indienne le long du carrelage ; quelques-unes s’aventurent dans l’évier, d’autres continuent plus loin, là où se trouvent les restes du petit déjeuner. A certains moments elles se télescopent, semblent communiquer et repartent, certaines portent de minuscules miettes. En suivant la file en sens inverse, le garçon s’aperçoit qu’elles sortent des interstices du mur, autour de la prise électrique. Il les suit des yeux : elles entrent à droite et sortent à gauche, comme sur l’autoroute. Elles cherchent de quoi manger : certaines portent une miette au retour ou bien un grain de sucre, il voit même de loin un petit morceau de la pizza d’hier qui se déplace tout seul. En observant de plus près, elles sont trois dessous à essayer de le porter. Le morceau est énorme comparé à ces trois fourmis minuscules.

Julien est émerveillé. Comme elles sont courageuses et organisées ! Elles sont capables de communiquer et s’entraider, de transporter de très grosses charges pour leur petite taille… Il se demande ce qui se passe derrière la prise électrique… où vont-elles ensuite ?

Papa arrive dans la cuisine.

– Mais que fais-tu là depuis tout ce temps mon garçon?

– Je regarde les fourmis.

– Ah zut, des fourmis! il va falloir s’en débarrasser.

– Non, non, pourquoi?

– Parce que si nous ne faisons rien, demain ce sera pire et un matin elles seront partout dans la cuisine, dans les placards et dans les paquets de gâteaux.

– Moi je veux bien partager mes gâteaux…

– D’accord Julien, faisons une expérience. Tu vas ouvrir un paquet, le laisser sur la table et nous reviendrons tout à l’heure…

– Oui d’accord, super!

Julien réfléchit. Il aime bien ses nouvelles petites amies mais il n’est pas prêt à leur laisser ses cookies préférés. Il choisit les sablés noix de coco, ceux-là il ne les aime pas. Il ouvre le paquet, écrase bien les gâteaux pour faire de petites miettes et part rejoindre son père au jardin.  Le temps passe, Julien ramasse des branches pour sa future cabane et papa cloue la charpente. Quand tout à coup:

– Juuuuliennnn! Viens ici tout de suite!

C’est la voix de maman. Ah! dit papa, je crois que les fourmis ont trouvé le paquet de gâteaux!

Julien se précipite dans la cuisine.

– Pas de panique petite maman, c’est une expérience…

– Une quoi? mais tu plaisantes! Mes sablés à la noix de coco…

Julien regarde le paquet et n’en revient pas. Elles sont des centaines tout autour et à l’intérieur, qui entrent et sortent en file indienne, portant les miettes en direction du mur.

Désolé pour tes sablés mais il fallait que je voie ce qu’elles sont capables de faire… C’est génial ! J’adore les fourmis.

– Bon alors maintenant, puisque tu les adores, tu ne veux pas que je les tue ?

– Ah non !!!

– Bien, tu vas donc leur expliquer qu’ici c’est ma cuisine et qu’elles sont priées d’en sortir immédiatement !

– Euh… et comment je fais ça moi ?

– Débrouille-toi ! si elles sont encore là à mon retour, je les extermine.

Maman s’en va, laissant Julien et ses amies. Que faire ? Certes elles sont intelligentes mais pas assez pour l’écouter ou lire une pancarte qui dirait : « Propriété privée, interdiction d’entrer ».

Julien se dit que la première chose à faire est de retirer les gâteaux. Il prend le paquet et le dépose dans le jardin. Puis il retourne dans la cuisine pour constater qu’elles se sont dispersées. Visiblement elles sont un peu perdues. Il prend la pelle et la balayette et les ramasse le plus délicatement possible. Il les porte dehors, à côté du paquet avec les autres mais, surprise ! Talula picore les sablés et quelques fourmis au passage…

Arrête Talula ! Vilaine poule !

Papa rigole, Julien est fâché.

Ça te fait rire de voir ces pauvres fourmis dévorées par Talula ?

– Et bien non, ce qui me fait rire c’est de te voir sauver les fourmis… La nature est ainsi. Que tu le veuilles ou pas, ces fourmis sont vulnérables. Elles ont des prédateurs : ta maman dans la cuisine, les poules dans le jardin !

– Je refuse de les exterminer, c’est cruel. Je vais faire en sorte qu’elles ne reviennent plus.

– Bien mon grand, dis-moi si tu as besoin de quelque chose…

– Je te remercie, je vais me débrouiller seul.

Julien repart vers la cuisine. Son idée est simple, s’il n’y a rien à manger, elles ne reviendront pas. Il entreprend de nettoyer le plan de travail, l’évier et l’égouttoir, impeccablement, passe un coup de balai. Voilà !

Lorsqu’il revient, les fourmis se régalent autour d’un morceau de brioche tombée par terre. Ça c’est son petit frère… Il ne fait attention à rien… Julien ramasse le morceau, le jette à la poubelle et part dans sa chambre.

A table !

C’est maman qui appelle. Julien laisse ses chevaliers défendre la tour du château et descend. Il a faim.

Après le repas, au moment de débarrasser, il s’aperçoit que les fourmis sont encore là. La vérité, c’est qu’il y a toujours de la nourriture dans cette cuisine… Que faire ?

C’est alors qu’il a une idée de génie. Il va chercher le gros scotch de bricolage de papa et entreprend de boucher les trous par où les fourmis arrivent. Peine perdue, il s’aperçoit qu’elles sont si petites qu’elles passent par-dessous. Il faudrait … un truc… une chose molle… qui pourrait boucher les trous… de la patafix !

Julien court dans sa chambre, décolle tous ses dessins du mur, récupère les petites boules jaunes et redescend. Il colmate tout autour de la prise et reste là à observer la réaction des fourmis. On dirait que ça marche. Elles tournent autour de la prise, à la recherche d’une ouverture, sans succès. Julien est ravi et va prévenir maman qui le félicite.

– Et tu penseras à me faire des sablés pour remplacer ceux que tu as gâchés.

– Oui maman !

Le lendemain, Julien nettoie son bol au-dessus de l’évier. Ce qui est curieux, c’est qu’il reste encore quelques fourmis. Il regarde de plus près pour s’apercevoir qu’elles ont trouvé un petit chemin à travers les boules de patafix. Julien râle un peu mais il est quand même épaté. Ce sont des adversaires remarquables. Il pourrait s’en inspirer pour faire gagner ses chevaliers… Il remet de la pâte jaune, renforce la barrière, reste quelques minutes pour vérifier l’efficacité de son stratagème et retourne dans sa chambre.

Là il place ses chevaliers en file indienne, à droite pour acheminer les munitions, à gauche pour récupérer les blessés et retourner aux abris. Le général commande les troupes :

Soldats, soyons comme les fourmis : courageux et organisés ! Si l’ennemi ferme les portes, nous passerons par les fenêtres, s’il ferme les fenêtres, nous trouverons des ouvertures dans les murs, s’il bouche les murs, nous passerons quand même et si nous ne pouvons plus passer, nous chercherons un nouvel angle d’attaque mais nous n’abandonnerons jamais !

En disant cela, Julien sait bien que ses amies les fourmis reviendront mais il est prêt à relever le défi.