Une vieille femme vivait au fond des bois.
Bien avant, elle avait été l’épouse du charpentier du village, et la mère de quatre garçons ; à cette époque, elle était une femme vive et gaie, qui parlait haut et fort et que l’on écoutait.
Puis un jour, ses enfants partis, elle prit quelques affaires et s’installa au cœur de la forêt.
Les premiers temps furent difficiles. Elle eut bien du mal à construire sa maisonnette, à se nourrir et trouver tout ce dont elle avait besoin. Les animaux tout autour qui l’observaient, la prenaient en pitié, l’aidant à trouver de quoi manger, se couvrir ou se chauffer. Par une nuit glaciale, elle put dormir contre le flanc d’une biche et une autre fois, boire au ruisseau avec un jeune cochon sauvage qui venait fureter non loin de la clairière.
Au fil du temps, la femme devint forte. Chaque épreuve la renforçait. Elle sut quoi manger, comment se protéger du chaud, de la pluie ou du froid, se soigner, parler aux animaux, elle repéra les êtres magiques de la forêt et en fit ses alliés.
Ils étaient partout, elfes aux oreilles pointues, fées minuscules au creux des herbes, lutins facétieux qui la suivaient et se cachaient subitement, intimidés par sa présence.
D’eux, elle apprit le langage des arbres et des plantes guérisseuses, celui des animaux, des rochers et même celui des torrents. La forêt devint son royaume autant que son refuge.
Dix années passèrent, puis vingt. Au village, on l’avait oubliée, la plupart la croyait morte.
Le charpentier avait pleuré sa femme, puis las de son chagrin et de la solitude, avait épousé une jeune veuve.
La femme de la forêt avait bien changé. Ses cheveux blancs étaient si longs qu’elle devait les ramasser en un large chignon qu’elle retenait par une cordelette. Son corps était mince, ses bras et jambes musclés, sa peau tannée par le soleil ou le froid glacial des hivers. Tout en elle était rude. Seuls ses yeux, d’un vert d’eau claire, avaient la douceur de la mousse au printemps, en même temps que la profondeur d’un ciel sans nuages. Chaque être qui la regardait pouvait s’y perdre et voir les secrets de son âme …
Le roi des elfes un jour s’en vint et lui dit :
– Femme humaine, tu détiens à présent un immense pouvoir, un pouvoir qui fera de toi une reine aimée et crainte à la fois.
– Une reine ? dit la femme en souriant, reine de la clairière oui peut-être, et les lapins seront mes sujets…
– Non, reine d’un immense royaume, lui répondit-il.
– Et comment sais-tu cela ta Majesté des Elfes ?
– Ce sont les pierres du ruisseau, elles m’ont raconté ton histoire …elles ont dit : « La vieille femme des bois sera reine ».
La femme écouta respectueusement son ami puis elle oublia la prophétie étrange, et continua sa vie de tous les jours.
Un matin, une jeune personne vint se présenter à la porte de sa maison. C’était une fille de bonne famille, elle portait un manteau de la plus belle laine, ses cheveux étaient soyeux et retenus par des barrettes d’or et de pierres. La vieille lui demanda ce qu’elle désirait.
– J’ai entendu dire que tu connaissais les plantes et je voudrais soigner mon père. Il est terriblement malade. Il tousse, et souffre de migraines affreuses, rien ne le soulage. J’ai fait venir plusieurs médecins, sans succès. Alors je me suis dit que tu pourrais peut-être faire quelque chose pour lui.
La vieille femme posa son regard sur la visiteuse. Celle-ci se sentit tout à coup étrangement bien, calme et détendue; elle avait envie de danser, de se prendre dans les bras et se dire des mots d’amour …
– Je crois que je m’aime, dit-elle à la vieille en riant, je suis si merveilleuse, si intelligente, si belle … j’ai le tournis! Que m’as-tu fais magicienne?
La vieille répondit en riant :
– J’ai seulement retiré la boue de ton cœur ! tu y vois mieux à présent.
La jeune fille s’empressa d’emmener la femme des bois auprès de son père, et lorsque le pauvre homme plongea ses yeux fatigués dans ceux de la guérisseuse, les mêmes effets se produisirent. Lui si faible et misérable, si triste, se sentit en un instant d’une tranquillité et d’une joie immenses. Ses migraines le quittèrent et la toux fut guérie par les quelques tisanes que la femme lui avait fait boire.
La vieille s’en retourna dans la forêt mais ne fut plus jamais tranquille car chaque jour apportait son lot de voyageurs en quête de bonheur et d’amour, de joie, de réconfort ou de guérison.
Les chevaliers ne partaient plus en croisade, les paysannes se prenaient pour des princesses, les vieux dansaient jusqu’au petit jour, le curé du village voisin passait son temps à cueillir des roses qu’il distribuait à ses fidèles les dimanches. Même le médecin, réputé sérieux et sceptique était venu lui rendre visite et s’en était retourné bouleversé, tant et si bien qu’il avait changé de métier.
La renommée de la vieille femme arriva ainsi jusqu’aux oreilles du roi du plus grand des royaumes. Depuis la mort de son épouse, il s’ennuyait, s’attristait chaque jour un peu plus, et rien ni personne ne parvenait à le distraire.
Son ministre et ami vint donc chercher la magicienne. Il lui demanda de le suivre dans son carrosse royal et la porta jusqu’au roi.
Arrivés devant le château, le carrosse fit une halte et le ministre demanda à la vieille femme de bien vouloir accepter d’être coiffée et vêtue pour le plaisir du roi.
– Pourquoi ferais-je cela ministre ? dit-elle.
– Et bien parce que vous allez rencontrer votre roi !
– Le roi veut me rencontrer et c’est bien moi qu’il rencontrera, telle que vous m’avez trouvée dans la forêt.
Le ministre n’osait la regarder, il avait entendu parler de son pouvoir étrange, et tenait à rester maître de lui-même. Il essaya bien de la faire changer d’avis mais en vain.
Le lendemain, le roi vit donc s’avancer une silhouette menue dans une robe sale et déchirée. Il vit les cheveux blancs emmêlés, les mains et les pieds crasseux.
Mais c’est alors quelle leva les yeux vers lui. Dans ce regard, il y avait l’or et l’argent de tous les royaumes, la douceur et la beauté du paradis et plus encore… il en oublia la robe, la saleté, la vieillesse et il vit sa reine, là devant lui, la reine à jamais de son cœur et de son royaume.
La femme sentit le trouble du roi et le mit en garde :
– Mon roi, ne soyez pas dupe, ces yeux-là sont enchanteurs, je n’y suis pour rien; je suis au service de ceux qui me regardent, qu’ils soient vos fidèles serviteurs ou bien vos pires ennemis.
– Mes ennemis Madame, vous ayant rencontrée, deviendront mes amis. N’est-ce pas là le plus beau cadeau qu’on puisse faire à son roi ? Mais dites-moi, comment vous est venu ce pouvoir ?
– J’ai trouvé en moi le Trésor, et en me regardant, chacun peut trouver aussi le sien. Quand nous saurons combien nous sommes parfaits tels que nous sommes, merveilleux dans nos différences, alors le monde sera en paix.
– Tes paroles sont sages, femme ! Veux-tu être ma reine ?
– Oui je le veux !
Et la vieille femme des bois devint la reine aimée d’un immense royaume, comme le roi des Elfes l’avait prédit.
