Le piano

Un piano s’ennuyait, posé tout droit contre le mur du salon. C’était le piano de Rose, une fillette aux très petites mains, qu’elle posait de temps en temps sur les belles touches blanches et noires. 

Il aurait bien aimé qu’elle s’intéresse à lui plus souvent. Ainsi, il se serait senti moins seul, car il était posé là depuis très longtemps.

Il était arrivé lorsque la grand-mère de Rose était elle-même une enfant. A cette époque, il avait de l’importance. Tous les voisins étaient venus l’accueillir.  

Les années d’après, on avait joué Mozart, Schubert, Chopin, parfois avec talent, souvent n’importe comment, mais la musique était là dans ses cordes, dans son corps de bois et dans les cœurs de ceux qui écoutaient.

La fillette avait grandi. Elle était devenue une adolescente qui écoutait des 33 tours, enfermée dans sa chambre, ne se souciant plus de lui.

Le pauvre piano avait bien failli partir aux encombrants plusieurs fois mais la famille l’avait gardé en souvenir.

Quelle triste vie, la vie de souvenir ! Vous prenez la poussière, vos marteaux s’encrassent, vos cordes se distendent et vos touches se fendillent …

 

Un jour, la petite Rose a dit à ses parents : « Moi quand je serai grande, je serai pianiste de compétition ! »

« Tu veux dire concertiste ? » a repris sa mère.

« Oui, je veux jouer encore plus vite que Magda ! » a répondu la petite fille.

Magda était l’amie de Rose ; à elle, on ne lui avait pas demandé son avis, elle jouait depuis l’âge de quatre ans et travaillait chaque jour ses gammes et ses arpèges.

La mère de Rose a donc inscrit sa fille au conservatoire ; elle a fait venir l’accordeur, et le vieux piano est redevenu le centre de toutes les attentions. Mais ça n’a pas duré longtemps.

Simon, l’ami de Rose et de Magda, amenait souvent sa guitare au salon. Il s’asseyait, la prenait tout contre lui et pinçait doucement les cordes. 

« Comme c’est joli ! » pensait le piano. « Des cordes sans marteaux, un instrument sans touches, un joli corps de bois brillant que l’on serre contre soi, qui se promène sur le dos de son musicien et l’accompagne partout … Comme j’aimerais sortir de ce salon moi aussi pour voir le monde ! »

Simon jouait des airs exotiques, chantait pour les deux fillettes et leurs parents, conquis et admiratifs !

Un soir au dîner, Rose a dit :

– Moi quand je serai grande, je veux devenir guitariste de flamenco !

– Mais, a répondu maman, tu joues déjà si bien du piano !

– Oui mais ce n’est pas pareil, je pourrai emporter ma guitare avec moi, jouer et chanter partout.

 

Les mois qui ont suivi, le piano s’est retrouvé à nouveau seul contre le mur, sans personne pour le faire sonner.

Il pensait tristement à la nouvelle guitare de la fillette qui voyageait vers d’autres maisons, d’autres salons. Une guitare qui prenait le bus quand lui restait là, toujours au même endroit.

                          

Un soir, alors que son couvercle était fermé depuis des mois, deux grandes mains très sûres d’elles l’ont réveillé sans ménagement. Elles se sont mises à courir sur le clavier, du grave à l’aigu, de l’aigu au grave en frappant des accords si grandioses et tonitruants qu’il frémissait de tout son cadre.

Les mains se posaient, s’emballaient, se reposaient et reprenaient de plus belle. Le piano résonnait, agitait ses marteaux, faisait sonner ses cordes. Quel bonheur ! 

C’étaient les mains d’Antoine, le nouveau compagnon de la maman de Rose. Antoine était pianiste et tellement heureux de pouvoir jouer, lui qui avait dû quitter sa maison et vendre son instrument. Il jouait la musique de Beethoven, mais aussi celle de Debussy, parfois de Bach. Il jouait du jazz, du rock, de la salsa et le piano voyageait, découvrait des sonorités, des rythmes, des ambiances du monde entier, des airs de toutes les époques.

Parfois Simon apportait sa guitare et les deux instruments mêlaient leurs belles sonorités pour le plus grand plaisir de tous.

Rose s’était remise à jouer, elle était fière de montrer ses progrès à Antoine, qui la félicitait et lui donnait quelques leçons. De nouveau, le piano se sentait utile, il était le témoin de belles amitiés qui se nouaient au son des sonates et des airs de blues. Sa musique rapprochait les êtres et les cœurs. 

Depuis ce jour, le vieux piano ne souhaite plus quitter le salon, il n’envie plus la guitare qui voyage. 

Car il sait qu’il est à sa place et entre de bonnes mains !