Le petit sapin tordu

Dans une sapinière de Haute Savoie pousse un petit sapin tout tordu.

– Ses branches du bas sont bien trop courtes, disent les uns.

– Et sa cime est trop pointue …

– Mais le pire, disent-ils aussi, c’est cette énorme branche qui lui pousse d’un seul côté.

Pauvre petit sapin, comme il se sent laid !

Il regarde les autres si bien faits, leurs branches basses touchant la neige et leur cime les étoiles …

 

Niché au creux des troncs immenses, il a bien du mal à voir le ciel, à sentir le vent, la neige et le soleil. La ramure des grands arbres tout autour le recouvre presque entièrement.

Il y a bien un oiseau de temps en temps qui vient pépier et lui raconter les histoires de la vallée.

Ou un écureuil, gardant quelques provisions près de son petit tronc. Parfois passe le vieux cerf qui dit :

 – Patience petit sapin, patience ! ton jour viendra, aussi sûrement que mes bois tomberont.

Mais le temps passe, et le petit sapin désespère.

                                     

Après les premières neiges, alors que la forêt est silencieuse, couverte de son manteau blanc, on entend des pas et des bruits.  Les grands arbres se mettent à frissonner :

– Les bûcherons, les bûcherons … disent-ils dans leur langue.

Le vent porte la nouvelle, qui parvient au petit sapin.

– Qui sont les bûcherons ? demande-t-il au cerf

Celui-ci répond :

– Ce sont des hommes, ils viennent couper les plus beaux arbres pour les emporter …

– Les emporter où ?

– Nul ne le sait, petit sapin, lui répond le cerf

– Mais c’est terrible ! et moi m’emportera-t-on aussi ?

– Non toi tu es trop petit. Mais patience, patience, petit sapin, ton jour viendra aussi sûrement que mes bois tomberont.

Le petit sapin réfléchit.

– Je ne suis plus si sûr de vouloir grandir.

                         

Les bûcherons travaillent plusieurs jours. Les arbres tombent un à un et lorsque les hommes partent enfin, la forêt a changé. La lumière y entre et le soleil baigne les branches du petit sapin, le froid et la neige lui mordent les épines, ses racines peuvent enfin se gorger des eaux de pluie.

C’est ainsi qu’au printemps il se met à pousser, pousser et pousser encore.  Il devient si haut, si large que les grands aigles se posent à son sommet.

Les autres arbres lui disent :

– Tu n’es plus le petit sapin, tu as bien grandi, mais tu es toujours tout tordu.

– On n’a pas idée de pousser comme ça, tout de travers …

Alors triste il répond :

– Je voudrais pousser droit, j’essaie mais je n’y arrive pas.

                             

L’hiver suivant, la rumeur annonce le retour des bûcherons et le sapin frissonne et craint comme tous les autres d’être coupé et emporté.

Les hommes arrivent et avec eux le bruit des scies qui coupent du matin au soir tous les troncs alentours ; mais pas celui du grand sapin tordu.

                                 

D’autres hivers passent et jamais les hommes ne l’emportent.

– Je suis trop laid, c’est pour cela ? demande-t-il au cerf.

Celui-ci répète ce qu’il dit toujours :

– Patience, patience, grand sapin, ton jour viendra aussi sûrement que mes bois tomberont.

– Mais que dis-tu vieux cervidé ! quel est ce jour qui doit venir et que j’attends encore.

– Il est bientôt là, regarde autour de toi … tu es presque le plus grand de tous. Et quand ta cime touchera la lune, tu deviendras le roi de la forêt.

                                    

Au printemps, par une nuit claire, on put voir en effet la lune se poser tout en haut du grand sapin tordu, lui faisant comme la plus belle des couronnes.

Le cerf dont les bois étaient immenses et qui se faisait vieux, s’approcha une dernière fois et dit :

– Où sont tous les beaux sapins aujourd’hui ? C’est parce que tu es tordu que les hommes t’ont laissé pousser. Ton jour est venu et te voilà le roi de la forêt.

 

Il s’inclina et partit.