La vague de Nazaré

Sandro est assis sur le sable chaud.

Il regarde l’horizon :  Il y a le bleu du ciel, et au-dessous, une ligne de nuages blancs ; enfin le bleu de la mer, plus profond.

Il connaît bien la mer. C’est peut-être ce qu’il connaît le mieux. Les coquillages qu’il ramasse et rapporte à sa mère, les algues, le sable jaune de la côte, la plage, celle-là et les autres; il les connaît toutes dans sa région.

Chaque jour, Sandro vient nager et jouer dans les vagues. Parfois, comme aujourd’hui, il fait un temps magnifique, le soleil chauffe ses joues et les vagues déferlent en scintillant. Parfois, il fait gris, froid ou c’est la tempête, mais il est là, quand même !

Pour ses neuf ans, son frère Lucio lui a offert une planche de surf, avec une cordelette et un bracelet de cheville pour ne pas la perdre dans l’eau. Elle est magnifique, jaune avec des fleurs d’ibiscus. Sandro l’emmène avec lui partout où il va. Il veut devenir surfeur, comme Andrea Poméo, le champion de son île. Avec Lucio, ils sont allés le voir surfer plus d’une fois, là où les vagues sont si hautes, que de loin les surfeurs semblent minuscules.

Lui Sandro surfe les petites vagues, il fait attention, il écoute son frère. Il sait que désobéir au surf, ça peut être mortel.

« Observer le courant, lui dit Lucio, tomber dans la vague et se laisser porter sans résister, respecter le code des surfeurs et les priorités, et puis s’entraîner, recommencer, refaire les mêmes gestes : allongé, accroupi, debout, équilibre… »

Aujourd’hui est un jour idéal. Sandro sent les vagues. Il les observe, comme elles se lèvent et comme elles cassent. Il observe les courants. Puis il prend sa planche et se met à courir. Aujourd’hui encore, il tiendra plus longtemps debout, il chevauchera des vagues plus hautes, il ira plus loin.

L’eau est froide, on est en avril, mais Sandro s’en fiche. Il se couche sur la planche et nage jusqu’à la barre des vagues, « pas trop loin », lui a dit Lucio, « reste où tu as pieds ». Il se laisse porter. Il attend.

La mer se retire, puis forme comme une masse d’eau au large.  » Celle-là se dit le garçon, celle-là je la prends ! »

La vague se forme, arrive vers lui, il met d’un coup la planche dans le sens de la glisse, attend le bon moment. La vague passe sous lui, la vitesse s’accélère, Sandro rame de ses bras de plus en plus vite, puis il se hisse, s’accroupit et se redresse. Il est debout, genoux fléchis, les bras en croix, en équilibre. Encore quelques secondes et la vague va casser l’emportant dans son rouleau. Il tient, il glisse. L’instant d’après, la crête de la vague le submerge, il tombe et remonte à la surface un peu plus loin. Il prend sa planche et repart se positionner. Sandro ne voit plus le temps passer, il ne sent ni le froid, ni la faim, il surfe vague après vague, il leur parle : « Attends-moi ! Ne casse pas trop vite ! Aaah je t’ai eue cette fois… ».

Il remarque une silhouette sur la plage au loin. C’est Lucio qui vient le chercher. Leur mère a dû lui dire :

 » Mais où est-il encore ? Dans l’eau je parie…il va prendre froid ! Va le chercher, on passe à table ».

Sandro attrape sa planche et sort de l’eau. Son frère fait une drôle de tête. Il sourit de toutes ses dents, comme s’il avait gagné le gros lot à la fête foraine.

– Allez petit frère, sèche-toi vite, il y a une surprise pour toi à la maison…

– Ah ? une surprise ? Maman a préparé un tiramisu je parie…

– Non, mieux que ça !

– Mieux qu’un tiramisu ? il réfléchit… deux tiramisus ?

Lucio rit.

– Mais non idiot, ce n’est pas à manger ! Dépêche-toi, tu verras bien…

Lucio suit son frère, monte sur le scooter, la planche sous le bras, et alors qu’ils roulent vers le village, il commence à sentir la fatigue et la faim.

Les garçons entrent dans la maison, ça sent une odeur merveilleuse de sauce tomate, de viande et de poivrons grillés. Sandro se dirige vers la cuisine, il entend des voix.

– Maman est avec quelqu’un ? C’est qui ?

– Va voir, dit Lucio…

Le garçon entre, il voit d’abord sa mère près de la fenêtre et assis à la table, de dos, un jeune homme aux cheveux longs. Ils sont en grande conversation.

– Ah, mon Sandro ! dit maman, viens là que je te présente : Andréa voici mon petit champion Sandro ; Sandro, je te présente Andréa, le fils de mon amie Silvana …

Le garçon n’en croit pas ses yeux. Devant lui se trouve Andréa Poméo, son idole, le champion des champions.

– Bonjour Sandro, dit le jeune homme… alors comme ça tu aimes le surf ?

– Il n’aime pas, répond Lucio, il y passe tout son temps. Pour un peu, il n’irait plus à l’école…

Le champion rit.

– J’étais comme toi. Ma mère devait venir me sortir de l’eau. Tu étais où aujourd’hui ?

– A la plage d’Is Arenas, répond Sandro timidement.

– Ouais, super cette plage ! c’est très bien pour commencer. Des vagues pas trop grosses, pas de vent, c’est parfait.

Pendant tout le repas, Sandro écoute Andrea raconter ses aventures : ses plus grosses vagues, ses voyages, ses compétitions …

Sa mère lui dit :

– Ferme la bouche Sandro, on dirait que tu as avalé une coquille saint jacques…et mange un peu, ton plat refroidit.

– Oui maman… et alors, c’était où la plus grosse des plus grosses vagues que tu as prises ?

– C’était à Nazaré au Portugal, l’année dernière. Là-bas, les vagues peuvent atteindre près de vingt mètres de haut.

– Tu les prends les vagues de vingt mètres de haut ?

– Non, j’ai surfé des vagues de dix mètres et déjà c’est impressionnant.

– Dix mètres !

– Mange Sandro…

– Oui maman…

– Si tu veux, je t’emmène avec moi dimanche prochain, nous allons surfer à Capo Mannu avec des amis.

Sandro n’en croit pas ses oreilles. Il est invité par le grand champion, lui le petit débutant…

– Je peux venir aussi ? demande Lucio

– Evidemment que tu peux. Je passe vous chercher à six heures, il faut y être tôt si on veut de bonnes vagues…

Ce soir-là, Sandro n’arrive pas à s’endormir. Il pense à la vague de dix mètres. Il essaie de l’imaginer mais n’y parvient pas. Dix mètres, c’est haut comment ? Plus haut qu’une girafe, ça c’est sûr ! plus haut qu’un arbre ? qu’une maison ?

Il voudrait être à dimanche, il va falloir attendre toute une semaine…

La semaine la plus longue de sa vie…

– Capo Mannu, ce n’est pas Nazaré, commente Andréa en conduisant. Les vagues sont puissantes, mais pas très hautes. De quoi te faire un peu peur quand même…

Et il se met à rire. Lucio ne semble pas plus rassuré que son petit frère. Les deux garçons n’ont rien pu avaler ce matin, malgré l’insistance de leur mère :

– Si vous ne mangez rien maintenant, vous serez affamés sur la plage, et là-bas, il n’y a pas le camion du marchand de frites…

– T’inquiète maman, répond Lucio, peux-tu nous préparer un encas pour midi ? ce sera parfait…

En bonne mère sarde, elle a rangé plusieurs brochettes de viande dans une grosse barquette, accompagnées de légumes grillés et de quatre énormes tranches de pain, avec le fromage de brebis du vieux Sébastiano. Avec cet « encas », les garçons devraient pouvoir nourrir tous les surfeurs de la côte.

Dans la voiture, Sandro est tellement excité, joyeux, inquiet, impatient qu’il ne ressent pas la faim. Il regarde la côte, par la fenêtre du petit van jaune de son nouvel ami. De la route, les vagues ont l’air maigrelettes. Il sait que ce sera différent une fois dans l’eau.

Andréa gare le petit camion; et commence à sortir le matériel en sifflotant. Il parle et parle, gai comme un pinson.  

– Et alors les champions, dit-il en s’adressant aux deux frères, on ne vous entend plus… Allez combi, et que ça saute!

– Non moi je surfe sans combinaison, dit Sandro fièrement…

– Et bien avec moi, tu portes une combinaison. Crois-moi, quand tu te seras fait balader par un méchant rouleau sur une bande de sable, tu comprendras à quoi elle sert, en plus de te protéger du froid.

Sandro ne dit rien. Il respecte et admire trop le champion pour rechigner. Quelques minutes plus tard, les voilà prêts. Ils entrent dans l’eau, se mouillent tranquillement les bras, la nuque et le visage, puis Andréa plonge le premier, suivi des deux autres. La mer est assez calme, les garçons surfent quelques séries de vagues plutôt faciles. Ce sont de plus grandes vagues que celles que Sandro et Lucio surfent d’habitude, mais ils sont guidés par Andrea qui ne les lâche pas.

– Oui, attends encore, vas-y nage, plus vite…lève-toi, bravo!

Sandro se sent avoir des ailes, il réussit à tenir de plus en plus longtemps, il trouve même qu’il a un certain style.

A l’heure du petit déjeuner, les trois amis dévorent et se régalent. Puis le temps se fait plus frais, la mer devient plus agitée. Lucio et Sandro son inquiets mais Andréa se met à rire.

– Allons les garçons, vous ne croyez tout de même pas qu’on est venu pour les petites vagues de ce matin ? C’est justement maintenant que ça va devenir intéressant. A vue de nez je dirais qu’on a des vagues de trois mètres, au moins…

– Trois mètres ! dit Sandro…

– Peut-être même quatre…

Sandro ne dit rien, il a confiance. Avec son frère et Andrea, rien ne peut lui arriver. Après quelques plongeons, les garçons attachent les planches à leurs chevilles et retournent dans les vagues. Elles sont énormes, impressionnantes.
Pourtant Sandro n’a pas peur. Son cœur bat la chamade, il s’accroche à la planche et observe. Il regarde Andrea qui s’est redressé sur sa planche et glisse jusqu’au rivage. C’est à lui. Il sent le rouleau arriver.

– Celle-là ! lui crie Andrea

Alors Sandro se couche sur la planche et de ses bras, nage le plus vite qu’il peut. Il se sent soulevé par cette force prodigieuse. Il cramponne le bord de sa planche, se hisse à la force de ses bras, pose ses pieds et se redresse. La petite planche prend de la vitesse et l’espace d’un instant, Sandro chevauche la vague, tel un chevalier sur sa monture sauvage et magnifique.

L’instant d’après, des litres d’eau salées s’abattent sur lui avec une force incroyable. Il est ballotté, secoué comme dans le tambour d’une machine à laver. Il perd ses repères. Il ne trouve ni le fond pour le repousser, ni la surface pour prendre sa respiration. Sandro sent qu’il n’a bientôt plus d’air et se met à paniquer, lorsque deux bras l’attrapent aux épaules pour lui sortir la tête de l’eau. C’est alors qu’il voit le visage d’Andrea.

– Bravo Sandro ! c’était une très belle vague et tu as surfé comme un chef.

Il le secoue un peu, le prend contre lui et lui dit :

– Je te proclame futur champion !

Lucio arrive en nageant vers eux, l’inquiétude se lit sur son visage.

– Tu vas bien Sandro ? tu viens de te prendre une sacrée vague frérot, j’ai cru que …

– Mais non, coupe Andréa, il va très bien. Avec le temps, tu sauras prendre ta respiration avant de tomber. Et tu attends ensuite de remonter. On remonte toujours…. Allez, on repart ?

Toute l’après-midi, les trois amis surfent sans s’arrêter. Le soir venu, alors que le soleil descend sur l’horizon, ils regagnent la plage, s’assoient dans le sable, épuisés mais heureux.

Le ciel aux mille couleurs se reflète dans une eau scintillante, devenue calme tout à coup. Sandro sait que c’est le plus beau jour de sa vie, il sait qu’il sera surfeur, qu’il connaitra les océans du monde et leurs magnifiques couchers de soleil, et un jour, il sait qu’il chevauchera la vague de Nazaré.
Une horde de jeunes gens arrive en riant et en chahutant, ils apportent de la nourriture et quelques bières. Ce sont les amis d’Andrea.

– Alors les gars dit l’un d’eux, belle journée ?

– Un peu dit Andrea, ce gamin que tu vois, il s’est pris une bonne grosse vague d’au moins trois mètres, la classe ! C’est un futur champion.
La suite de la conversation, Sandro ne l’entend pas. Il est dans ses pensées : il a dit « la classe », il a dit «une grosse vague d’au moins trois mètres », il dit que je suis « un futur champion » …

Sandro est tellement fier! Il pense à ce qu’il racontera demain à l’école, à tous ses amis.