La loi

C’est vendredi dans la forêt de Pompon, l’heure du rassemblement de tous les animaux. 

Aristide Brillant le blaireau, s’est posté sur la souche d’un chêne, les autres se sont installés tout autour : le renard, la famille Souris, la chouette, l’écureuil, les lapins, le cerf et sa nouvelle copine, les musaraignes, le crapaud, la laie, ses petits et j’en oublie…

Tous attendent de savoir ce dont il sera question.

C’est Aristide qui prend la parole :

« Mes amis, je suis heureux de vous retrouver. Il s’est produit un petit incident hier dans le bois de Pompon : Monsieur Sanglier a affirmé que les glands étaient le meilleur aliment pour tous les animaux. 

Mademoiselle Biche n’est pas de cet avis. Elle pense que ce sont les feuilles et demande à tous de bien vouloir désormais manger des feuilles et seulement des feuilles.

Monsieur Écureuil est d’accord avec Monsieur Sanglier mais Madame Tortue se range du côté de Madame Biche.  Et l’autre fois, Mademoiselle Mésange s’est vue conspuée car elle avait osé manger quelques insectes. Je suis inquiet car de mon point de vue, et c’est ce que nous défendons dans le bois de Pompon, chacun mange ce qui lui plait ».

Non Aristide, intervient le renard, je pense que ces animaux ont raison. Nous devons décider et légiférer à ce sujet. Mais là où je ne suis pas d’accord, c’est que de mon point de vue, ni les glands, ni les feuilles ne sont une bonne nourriture. Les rongeurs sont une bonne nourriture …

Les familles Souris et Musaraigne s’offusquent :

Mais non, nous refusons d’être mangées par n’importe qui ! Nous sommes le repas préféré des rapaces et des renards depuis des générations, il est hors de question que ça change !

– La question n’est pas là mesdames, répond le renard, il faut bien que tout le monde mange et moi je refuse de manger des feuilles ou des glands !

– Mais, dit Aristide, devons-nous décider de ce que nous voulons pour les autres ? Chacun ne peut-il décider pour lui-même ? N’avons-nous pas en nous un discernement qui nous permet de faire les bons choix ?

– Peut-être, dit le renard, mais certains animaux sont idiots, c’est bien connu, et c’est pour cela que les plus intelligents doivent choisir …

– Non mais tu vas voir si tu me traites d’idiot, s’énerve le sanglier …

Tout doux les amis, répond Aristide, je vous rappelle que nous nous réunissons pour éviter les malentendus, et nous exprimer dans la bienveillance et le respect de tous.

– Je vais lui coller mon groin quelque part avec bienveillance et respect, maugrée le sanglier …

– Pauvre imbécile de cochon … siffle le renard entre ses babines.

Aristide se gratte la tête, l’assemblée suit la dispute qui s’envenime.

C’est alors que le cerf s’avance, majestueusement. Il attend que l’on se pousse sur son passage, et marche jusqu’au centre :

Quand j’étais le roi de la forêt, la loi était au service de tous. La loi ne disait pas « on ne mange que ceci ou cela », elle ne disait même pas « chacun mange ce qu’il veut », non, la loi disait « nul ne peut contraindre quiconque à manger ce qu’il ne veut pas ».

La plus jeune des souris s’avance : « qui c’est Quiconque  » ?

– Quiconque signifie tout un chacun … répond le cerf, un peu dédaigneux.

La petite souris ne semble pas avoir mieux compris.

Cela veut dire  » quelqu’un  »  précise Aristide, « On ne peut contraindre quelqu’un à manger ce qu’il ne veut pas » …

– Ah oui, dit la souris, je vois … et est-ce qu’on peut contraindre quelqu’un à être mangé ?

– Euh … non plus, dit Aristide.

Là le renard crie au scandale :

Il y a préjudice vital ! Si la loi s’applique aux souris maintenant …

Et furieux, il tourne les talons.

Aristide, se lèche le poil, réfléchit et dit :

– Qui est pour la loi selon laquelle « nul ne peut contraindre quiconque à manger ce qu’il ne veut pas ? »

 Euh, si ça veut dire que je peux manger des souris, dit la chouette …

– Et moi des glands, dit le marcassin …

– Et moi des noisettes, dit l’écureuil …

– Oui ça veut dire tout ça, soupire le blaireau un peu las, levez la main ceux qui votent pour …

Tous les animaux lèvent la main, à l’exception de la petite souris.

Que se passe-t-il petite souris ? demande Aristide

– Eh bien moi, je vote pour que le renard et la chouette mangent tout ce qu’ils veulent, sauf des rongeurs … est-ce qu’on peut ajouter ça dans la loi ?

Mais si tu dis que nul ne peut contraindre autrui à manger ce qu’il ne veut pas … 

– Ah, c’est plus quiconque, c’est autrui ? questionne la petite souris.

– Oui enfin je veux dire « quelqu’un », s’impatiente le blaireau … donc si tu dis que tu ne peux obliger quelqu’un à manger ce qu’il ne veut pas, ça signifie que cette loi est valable pour le renard. Tu ne peux pas l’obliger à manger des feuilles, ou des glands …

– … des insectes peut-être ? des limaces ?

– Mais non mais non, je ne suis pas d’accord … chacun son prédateur, réplique l’escargot.

– Ah elle est belle la solidarité ! rétorque Madame Mulot qui était restée en retrait jusque-là.

Bon, bon, bon dit Aristide, les choses se compliquent …

Le cerf intervient :

Cette loi concerne la liberté de manger ce que l’on veut ; pour ceux qui revendiquent le droit de ne pas être mangés, il faut proposer une nouvelle loi qui dirait : « Toutes les proies ont le droit de refuser d’être mangées ».

– Non, non, non, dit le renard de retour dans la discussion, sentant bien que le sujet est important. Je propose plutôt : « Toutes les proies ont le droit d’échapper à leur prédateur, à condition qu’elles courent plus vite … »

– Mais c’est un scandale ! crient en chœur la tortue et l’escargot.

– Oui alors vous, taisez-vous !  vous avez la chance de pouvoir vous cacher dans vos maisons, ajoute la limace, ce n’est pas le cas de tout le monde …

Le cerf regarde la limace avec dégoût :

– Je me demande bien qui voudrait te manger…

– Des tas d’oiseaux me mangent et se régalent, Monsieur Je-me-crois-le-plus-beau-des-bois ! Je réclame le droit à faire partie des proies les plus appréciées …

– Ah non ! dit Aristide, là ça suffit ! tout cela n’a ni queue, ni tête !

– C’est de la discrimination! dit la fourmi, depuis quand ne pas avoir de queue est un problème ?

Aristide se sent fatigué tout à coup, et son estomac gronde. Il hésite entre manger la petite souris assise non loin de lui, ou croquer  quelques glands à ses pieds. La situation est assez délicate, il choisit les glands, mâchouille en réfléchissant ou plutôt réfléchit en mâchouillant et prononce haut et fort : « Nous finirons de débattre et voterons lors de la prochaine séance vendredi prochain à 17h tapantes. Je déclare que la séance est levée, c’est l’heure du dîner et je vous souhaite à tous un très bon appétit » .

Mais il n’avait pas fini sa phrase que la moitié de l’assemblée avait disparu.