La brebis et le chien

Une brebis s’égarait volontiers pour brouter au loin.

Un vieux chien s’épuisait à la ramener chaque fois qu’elle s’en allait en douce.

– Eh brebis ! tu me fatigues, disait-il avec l’accent d’un chien des Pyrénées, combien de fois vais-je te répéter que ta place est là-bas, dans l’enclos, avec les autres !

– Mêêê…. disait la brebis, à quoi il répondait :

– Pas de mais ma jolie, rentre dans le rang ou de mes crocs tu goûteras!

La pauvre bête n’osait répondre, encore moins désobéir, car elle connaissait la force du chien et la colère du berger. Quelques brebis étaient parties loin et on ne les avait jamais revues.

Mais cette brebis-là était têtue, et gourmande ; Et l’herbe était si belle, en haut de la colline, une herbe fraîche et grasse, parsemée de fleurs odorantes.

– Oh là, brebis ! je vais te croquer le jarret! que t’ai-je dit, pas plus tard que tout à l’heure ?

– De ne pas quitter le troupeau Monsieur le Chien de garde, pardonnez-moi ! mais cette herbe, là-bas, je voudrais tant la goûter. N’y aurait-il pas moyen de… pour une fois Monsieur le Chien, une seule ?

– Mais tu déraisonnes petite, rejoins les autres !

Et il se mit à grogner et montrer ses crocs acérés.

La brebis prit peur et partit en bêlant. Elle se remit à brouter l’herbe triste saccagée par les centaines de sabots de ses frères et sœurs. « Ce n’est pas possible », se dit-elle, « pourquoi m’empêche-t-on d’aller là où il n’y a personne ?  Je ne peux renoncer ! Je veux goûter l’herbe de la prairie, je veux aller où il me plait, et tant pis si le chien me mord ! »

Voilà la courageuse bête qui repart vers la cime, sans se retourner.

Cette fois le molosse se met à courir, la rejoint et la mord au jarret. La brebis bêle de douleur.

– Je t’avais prévenue, dit le chien, tu ne l’as pas volé !

Courageusement, la brebis se retourne et lui fait face.

– Je redescendrai, lui dit-elle quand vous m’aurez dit pourquoi ?

– Pourquoi ?

– Oui pourquoi je ne peux pas aller plus haut, brouter l’herbe tendre ?

– Euh… qu’est ce que tu crois que je sais moi, petite ! je suis chien de berger, je fais ce qu’on me dit.

– Vous voulez dire que vous ne savez pas pourquoi vous nous gardez toutes dans l’enclos ? Ni pourquoi vous nous grognez dessus à longueur de journée ?

– C’est ça, je ne le sais pas.

– Mais alors ça vous plait de faire ce métier de chien ?

– Non, ça ne me plait pas. Moi j’aime me promener, ronger mon os, sentir les fleurs… et puis, je ne suis plus tout jeune, alors des fois, je préfèrerais me coucher au soleil.

La brebis n’en revient pas. Ce chien est assez semblable aux moutons finalement. Il n’est pas méchant, il obéit. Comme elle et ses semblables. Ils obéissent au chien, qui obéit au berger.

– Mais alors, peu vous importe finalement où je vais ?

– Au fond oui, peu m’importe. Mais le berger lui me donne ma ration tous les soirs, et un abri pour la nuit, parce que je fais mon travail.

– Vous voulez dire que si vous aviez de quoi manger et dormir sans avoir besoin de travailler, vous me laisseriez tranquille?

– Oui je crois bien, ça c’est sûr, tu pourrais aller où bon te semblerait.

– Alors partons ensemble Monsieur le Chien, et vous pourrez vous promener, flâner et vous coucher au soleil, et moi je brouterai cette herbe qui me fait tant rêver.

Le chien réfléchit. Il était d’une longue lignée de chiens de troupeau, son père, sa mère avant lui, et son grand père, mort des coups de corne d’un solide bélier. Pourquoi ne pourrait-il pas être libre ? Pourquoi devrait-il continuer de garder ce stupide troupeau jusqu’à ce qu’il ne puisse plus courir et que sa descendance le remplace ?

– Oui brebis, partons ensemble par-delà la colline, qui sait s’il n’y a pas un bel os qui m’y attend ?

– Pour sûr ! si on n’y va pas, on ne le saura jamais.

Ainsi partirent la brebis et le chien, tranquillement, sous l’œil du berger stupéfait.

L’histoire ne dit pas ce qu’ils vécurent ensuite, s’ils devinrent amis, si la vie leur fut douce et facile, mais ce qui est sûr, c’est que ce seul jour fut plus beau que tous ceux qu’ils avaient connus avant : ce jour où ils avaient choisi la liberté.